Les cris ultra-saturés de Jamie Lee Curtis résonnent depuis mon salon, grésillant de statique jusqu'à ma salle de bain. Il y a bien longtemps que je n'ai plus besoin d'être dans la pièce pour apprécier Halloween de Carpenter. La qualité de la VHS se dégrade un peu plus à chaque visionnage, ce qui est attendu venant d'un matériel aussi daté, mais quelque chose me dit que je la regarderai toujours dans trente ans. Si je survis jusque là.

Je ferme le robinet de la douche et pose un pied sur la serviette. Cela fait du bien de prendre son temps, ne serait-ce que pour des choses aussi simples que de lézarder sous l'eau chaude. Mes factures ne vont pas aimer ça, mais c'est un luxe que j'aime m'offrir lorsque je m'accorde un congé comme aujourd'hui. Ca me vide la tête. Je fais face au miroir tout en m'enveloppant dans ma serviette. J'évite d'y passer trop de temps, ce que j'y vois me déprime un peu. Knight a raison, je me laisse aller. Il faut me rendre à l'évidence : mes meilleures années de flic à la pointe du cardio sont derrière moi. Mes meilleures années tout court, à vrai dire, sont derrière moi.

Le thème musical emblématique du film s'interrompt brusquement, me tirant de ma rêverie. Mon magnétoscope fait de drôles de bruits. Est-il en train de rendre l'âme encore une fois ? Je suis sur le point de quitter ma salle de bain lorsque je réalise le côté désagréablement familier de ma situation. Une meuf, seule, sortant de la douche un soir d'Halloween pour aller enquêter sur un bruit étrange. Aurais-je consommé trop de vieux slashers...? J'ai un peu honte de l'avouer, mais le doute me gagne suffisamment pour que j'aille saisir mon arme de service. Une fois son poids rassurant entre mes mains, je franchis le pas.

Ma shotgun house n'est pas bien grande par nature, et pourtant, j'ai soudain le sentiment d'être entourée de cachettes potentielles. Les baies vitrées sont mal sécurisées et je n'active mon alarme que lorsque je sors. Un cinglé bien décidé n'aurait pas de mal à entrer. En parvenant à mon salon, je remarque le visage masqué de Michael Myers tressaillir à l'écran. Mon lecteur cassette couine d'effort pour faire progresser la bande visiblement bloquée. Je soupire. Rien d'anormal, juste mes nerfs, et ce magnétoscope de mes d-

Une brusque sonnerie me fait sursauter. Mon portable, sagement posé sur ma table-basse, chante et se déplace un peu à chaque salve de vibration. Je peste contre moi-même en me penchant pour le saisir.

"Flint, j'écoute," fais-je sans réfléchir.

"Hello, Sidney."

Mes yeux roulent d'eux-mêmes face à cette mauvaise imitation de Ghostface.

"Bel effort, Jeanette," lui glissé-je en me laissant tomber sur le divan. "Qu'est-ce que tu veux ? C'est mon numéro perso."

"Désolée, Ô Reine du rétro," me répond ma dispatcheuse avec un sourire dans la voix. "Je peux te dire d'avance que tu ne vas pas aimer ce que je m'aprête à te dire."

"Je t'arrête tout de suite, je suis en congé."

"Un soir d'Halloween ?" glousse-t-elle, incrédule. "S'il y a bien un jour à ne pas poser quand on fait partie des forces de l'ordre, c'est celui-là."

"Trainez-moi en justice," protesté-je mollement en portant une part de pizza tiède à mes lèvres. Je sens d'ici venir la réquisition.

"C'est sérieux, Flint, des gens ont disparu," précise ma standardiste à l'autre bout du fil. "Il y a comme des... des brèches, qui s'ouvrent un peu partout en ville. On a pas encore de détails, mais toutes les unités sont appelées sur le terrain. Il y a... des rumeurs, vis-à-vis de la prophétie."

Je sens mon visage se fermer tandis que je mâchonne mon pepperoni. Certes, dit comme ça, la situation a l'air sinistre, mais elle ne suffit pas à me motiver à lever mes fesses du canapé.

"La prophétie, hein ?" maugréé-je dans le combiné. "Cinq-mille ans à attendre une foutue prophétie et elle tomberait sur mon jour off ?"

"Estime-toi heureuse, Flint. Où qu'ils soient, je suis sûre que les disparus envient ta place à l'heure qu'il est."

Je me retiens de geindre. Elle n'a pas tord. J'accorde peu de crédit à ces légendes égyptiennes à titre personnel, mais je veux bien croire que des mages de Nouvelle Orléans aient encore merdé un rituel. Avec un soupir, je me lève finalement.

"Vous faîtes vraiment chier..." soufflé-je en me dirigeant vers ma chambre pour m'habiller.

"La nation te remercie," assène Jeanette d'un ton moqueur. "Le QG impose l'attirail intermédiaire, on ne veut pas de mouvement de panique. Je te transmets les coordonnées. En espérant que tout ceci ne finisse pas comme The Mist."

"Qui est rétro, maintenant ?"

***


La foule m'empêche d'avancer malgré les gyrophares, me forçant à donner de grands coups d'accélérateur en bonne mesure. Je finis tout de même par arriver à proximité du cordon policier où s'affairent plusieurs agents du NOPD. L'un d'entre-eux soulève la rubalise pour me laisser passer alors que je quitte mon véhicule, et je m'engouffre sur la scène.

Mon regard suit le rayon des projecteurs, braqués sur une étrange anomalie visuelle qui me pousse à plisser les yeux. Cela ressemble à une fracture dans l'air, démarrant à un moins d'un mètre au-dessus du trottoir, en plein passage. Je ne suis pas étonnée que des gens aient pu marcher à travers sans s'en rendre compte, en particulier dans une rue aussi passante. La curiosité me pousse à m'y intéresser d'avantage, mais je me force à m'en détacher pour aller signaler mon arrivée à mes collègues.

Je reconnais Knight et Cervera, occupés à entretenir une discussion animée. J'ignore s'ils resteront sur place, mais dans l'immédiat, ils sont ma meilleure chance d'en savoir un peu plus. Je m'apprête à ouvrir la bouche lorsque j'aperçois leurs gobelets Starbucks encore fumant.

"Pitié, dîtes-moi que vous m'en avez réservé un..."

La nuit, et la journée qui suivra, vont être longues.

"Et donc c'est l'histoire de deux métamorphes ours qui rentrent dans un bar...
- ... Jimmy.
- Ok d'accord. Par un bar, un nightclub. Comme les Plaisirs Coupables. Qui vont probablement fermer pour un temps indéterminé.
- Jimmy.
- Je vous jure qu'elle est excellente vous devriez écouter jusqu'au bout. Donc c'est deux métamorphes ours qui rentrent dans un nightc...
- JIMMY. L'heure n'est pas vraiment à plaisanter ! En plus quand une blague commence comme ça, elle fait toujours un bide. Croyez-moi vous préférez vous taire.
- BOOON d'accord d'accord. J'essayais juste de réchauffer l'atmosphère... Il fait pas un peu froid à côté de ces... trucs ?"

L'agent Knight observe la faille sur le trottoir de travers, l'air vraisemblablement inquiet. Sylvia Cervera fixe quant à elle son collègue avec un air blasé.

"... Non pas spécialement. C'est juste vous qui êtes terrorisé." Et comme d'habitude, ça double son débit de paroles. Pour le meilleur et pour le pire.

"Mais en même temps c'est tellement ! Brrrr... Combien de gens se sont engouffrés là-dedans ? Et il se passe quoi si elle se met à nous aspirer même si on s'en approche pas ?
- Jimmy... Bonne question, mais essayez de ne pas y penser, sinon vous n'allez pas réussir à faire votre boulot."

Après tout, on ne sait effectivement pas de quoi ces failles sont capables.

C'est à ce moment précis qu'Erika s'approche du duo de choc et remarque leurs gobelets Starbucks, seul et dernier réconfort d'un Jimmy qui a déjà plongé le nez dans le sien. Son air embarrassé en dit long : pas de gobelet en rab. Désolé.



Dernière édition par John Doe le Mer 2 Nov - 6:12, édité 1 fois

Mon arrivée semble avoir sauvé Sylvia d'un désastre humoristique de la part de Jimmy. Pauvre gars, il a toujours été nerveux, en particulier en présence de l'agent Cervera. J'ai presque envie de l'achever pour lui éviter l'embarras... Malheureusement pour lui, il a oublié mon café. Qu'il se démerde.

Sentant mon désarroi, Cervera pousse le sien entre mes mains avec un mot d'excuse. Je constate avec un sourire que le gobelet est encore lourd de sa précieuse substance.

Oh, Sylvia. Tu sais me parler.

"Tout est pardonné," promets-je en levant le breuvage à sa santé. "Quelle ironie quand même, depuis le temps que tout le monde me bassine pour que je prenne mes vacances."

Il faut que je pense à demander un justificatif, d'ailleurs, sans quoi ma psy va penser que je me surmène exprès. A moins que je n'aie fait exprès de poser mon Halloween, en sachant pertinement que les réquisitions sont fréquentes à cette date ? Qui sait, mon cerveau bizarre en serait bien capable.

"Je garde cette faille à l'oeil," assuré-je en me tournant vers la déchirure scintillante. "Nous restons en contact, n'est-ce pas ? Si quoi que ce soit arrive de votre côté, reportez-le sur notre fréquence partagée."

Je sais que je n'ai pas besoin de le dire, et que la même consigne ne cesse d'être répétée à tous les agents depuis le début de cet évènement étrange. C'est juste que le détesterais voir apparaître le nom de mes collègues parmi la liste des disparus. Puissent-ils faire gaffe.

"Avant que vous ne partiez," les interrompts-je en désignant l'anomalie du menton. "Des théories à partager sur ces trucs ? J'ai bien envie de croire que ce n'est qu'une affaire wiccane ayant mal tourné, mais sans doute devrions-nous attendre l'avis des experts. Où est l'Archimage, d'ailleurs ?"

S'il y a bien quelqu'un que ce foutoir doit intéresser, ce doit être lui...

Jimmy, très embarrassé, va pour retirer le nez de son propre gobelet. Il ouvre la bouche et s'apprête à s'excuser platement mais soudain...

"Tout est pardonné."

Et aussi facilement que ça, même si ce n'était pas à lui qu'on s'adressait, il semble ne plus savoir ou se mettre et il referme son clapet, n'osant plus parler. Il sait qu'il a merdé en zappant les agents n'étant pas encore arrivés sur place dans sa commande - en zappant Erika, donc. Le stress, tout ça, ça fait faire de grosses conneries... Il va devoir se rattraper autrement.

Sylvia quant à elle ignore son collègue et adresse un rire en coin à l'autre agente, amusée par sa réplique sur le café, puis par celle qui suit concernant les vacances écourtées de l'agente Flint.

"Le monde a décidé de jouer contre vous on dirait Erika... Malheureusement je doute qu'on puisse prendre des vacances d'ici tôt. Ces... trucs ne vont certainement pas disparaître comme ça, et on ne sait pas encore ce qu'ils peuvent faire si ce n'est avaler des gens tous ronds.
- ... Ce qui est déjà pas mal en soi.
- Là-dessus, je vous rejoins, Jimmy."

"Je garde cette faille à l'oeil. Nous restons en contact, n'est-ce pas ? Si quoi que ce soit arrive de votre côté, reportez-le sur notre fréquence partagée."

"Parfait. Merci Eri...
- Oui ! Bien sûr ! En contact. Disponibles h24, malheureusement je doute qu'on dorme beaucoup dans les jours à venir. S'il se passe quoique ce soit vous serez prévenue."

L'agent Knight coupe la parole à l'agente Cervera, impatient de se rattraper pour le coup du café. C'est tellement évident qu'il se sent mal à  l'aise par rapport à cette histoire que cela fait rire Sylvia sous cape et qu'elle laisse couler. Jimmy a les nerfs ce soir. Inutile de lui taper dessus plus que nécessaire, même si ça donne un peu envie.

"Avant que vous ne partiez, des théories à partager sur ces trucs ? J'ai bien envie de croire que ce n'est qu'une affaire wiccane ayant mal tourné, mais sans doute devrions-nous attendre l'avis des experts. Où est l'Archimage, d'ailleurs ?"

Sylvia aurait pu répondre, mais elle préfère regarder Jimmy avec une lueur de malice dans les yeux. Il veut prendre des initiatives ? Qu'il fasse donc. Et puis parler (sans relâche) fera du bien aux nerfs de l'agent haut en couleurs.

Jimmy semble pressé de faire oublier sa maladresse en alignant la moindre parcelle d'information à sa disposition, ce qui malheureusement ne constitue pas grand chose, mais je ne peux le blâmer. Quoi que soit cette bizarrerie dimensionnelle, elle ne fait pas partie des manuels du BIAS à ma connaissance. Les médias et les réseaux sociaux vont certainement en faire leur chou gras avant l'aube, et après ça, tout le monde en ville hurlera à l'apocalypse. Knight lui-même paraît bouleversé par cette histoire, et le café n'est clairement pas le véritable responsable.

Je trempe mes lèvres dans mon breuvage sous son invitation, prenant soin d'apprécier sa chaleur comme il se doit. Inutile de le malmener d'avantage, je sais qu'il fait de son mieux.

"Trop allongé et noyé dans le glucose, comme je les aime," fais-je en souriant à son intention. "L'Amérique dans un gobelet."

Cervera m'informe que l'Archimage sera contacté au plus vite malgré son absence actuelle. Peut-être est-il déjà en route, ou bien dort-il à point serré après un bon rituel d'Halloween dans son château hanté, ou quoi que fassent les wiccans sur leur temps libre. Une hypothèse moins agréable vient poindre dans le recoin de mon esprit alors que mon regard s'arrête sur sa boutique, un peu plus loin dans la rue.

"Il ne ferait pas partie des 10%, au moins...?"

Je partage une expression anxieuse avec mes collègues le temps d'un silence. Ce serait vraiment le pire des scénarios, mais tel que je le vois, pas le plus improbable. L'univers serait-il assez cruel pour nous faire ce genre de plaisanterie ? Les chances sont faibles, mais qui sait.

"Le QG a probablement déjà songé à cette éventualité," prends-je le temps d'ajouter afin d'éviter une syncope à Jimmy. "Mais posez tout de même la question sur le chemin, vous voulez ? S'il faut faire venir un autre spécialiste depuis les états voisins, mieux vaut s'y prendre au plus tôt."

Il faut admettre que dans l'immédiat, je n'ai aucune idée de quoi faire face à cette brèche qui nous nargue par sa simple existence. Des expérimentations vont certainement avoir lieu dans les prochaines heures. D'ici-là, je ne peux que la fixer méchamment en espérant qu'elle rende les disparus et se ferme.

Jimmy renvoie à Erika un large sourire rassuré, très chaleureux. OUF. Sauvé par le café qu'il a pris au goût de sa collègue. Sylvia lui jette un regard en coin, mi-blasé mi-amusé.

"Dire que j'avais demandé un café noir serré, comme d'habitude... Jimmy, cette histoire vous malmène vraiment les nerfs on dirait.
- OH. Pardon Sylvia j'ai dû confondre je...
- Il n'y a pas de mal, vous avez fait une heureuse on dirait."

Plus amusée qu'agacée, Sylvia a du mal à masquer son propre sourire. Elle aussi a besoin de décompresser, l'air de rien.

"Il ne ferait pas partie des 10%, au moins...?"

Un moment gênant passe. Sylvia hésite à prendre la parole.

"Le QG a probablement déjà songé à cette éventualité.
- Tout à fait. Et les wiccans seraient probablement déjà sur le pied de guerre, on en aurait été informé... J'imagine. Nombreux sont ceux qui ont dû tenter de se tourner vers le Grand Mage pour trouver des réponses à ce qu'il se passe ce soir..." finit-elle par lancer hypothétiquement.
- Mais posez tout de même la question sur le chemin, vous voulez ? S'il faut faire venir un autre spécialiste depuis les états voisins, mieux vaut s'y prendre au plus tôt."

Regard lourd de sens de la part des deux autres agents déjà épuisés.

"On n'y manquera pas. De même avec les personnalités vodouns les plus éminentes de la ville. On pourrait avoir besoin de leurs lumières.
- Bien noté. Jimmy, vous voulez bien aller m'attendre dans la voiture le temps que j'aille prendre de quoi me réchauffer aussi ? Bon courage, Erika. Même si pour le moment il n'y a pas grand chose à faire si ce n'est... patienter et ne pas trop vous approcher."

La brèche vous nargue, cassure d'air inerte qui brille et tord la lumière comme une fissure de verre.

Tout en regardant mes collègues s'éloigner, je prends une gorgée supplémentaire de mon café sirupeux, me demandant si je serais capable d'arriver au bout avant de faire une défaillance d'organe. Si douce est la marche le long du sentier du diabète et de l'hypertension. Des ennemis infiniment plus dangereux que tout ce que les Outres peuvent inventer de pire, à en croire les chiffres. Une fierté Norme ! Je doute que, quelle que soit la menace annoncée par ces fractures magico-whatever, elle puisse égaler ce sinistre record. Nous nous trompons d'ennemi.

J'adresse un signe à Jimmy et Sylvia dont le van recule péniblement à travers la foule de curieux. Autour de moi, seuls restent les flics du NOPD et quelques agents de terrain du BIAS désœuvrés, dont je deviens par défaut la responsable. Formidable. Ils doivent aimer jouer les plantons autant que moi, car je les vois changer de pied d'appui toutes les trente secondes. La ville est sauvée, chers citoyens.

La librairie aux couleurs fantaisistes captive de nouveau mon attention alors que je parcours la rue du regard. Le magicien résidant doit être bombardé d'appels à l'heure qu'il est, ce serait un miracle que Jeanette parvienne à le contacter. Alors qu'il me suffirait peut-être de franchir quelques mètres et d'être chiante.

Ouaip', je le fais.

"Restez vigilants," envoie-je à mes subordonnés tandis que je marche vers la devanture peinte.

Parvenue à l'angle de la venelle, je contourne l'édifice en plissant les yeux vers les fenêtres de l'étage. Difficile de dire si le mage est présent, mais il me semble voir de la lumière. Je prends donc le chemin de la porte d'entrée, sonne, puis frappe du poing sur la porte pour faire bonne mesure.

"Mr. Cyan ?!" beuglé-je vers les hauteurs en espérant me faire entendre. "BIAS ! Ouvrez, question de sûreté territoriale !"

J'en fais des caisses, mais le QG envisage toutes les options et c'est mon job que de transmettre ce sentiment d'urgence. Il y a peut-être encore de l'espoir pour les disparus après tout, et en l'état, nous ignorons si ces failles resteront ouvertes indéfiniment.

Je vois bien les visages exaspérés du voisinage me toiser depuis leurs fenêtres, des cernes visibles sous les yeux. Personne n'aime être tiré du lit à l'aube, et en même temps, personne n'ose m'envoyer chier. Il faudra bien qu'ils se réveillent de toute façon, ce n'est pas comme si une brèche dimensionnelle venait de s'ouvrir dans leur rue. Tout ce beau monde finira confiné ou évacué dans les prochaines heures.

La porte finit par s'ouvrir devant moi, révélant le visage parfaitement alerte du sorcier. Nous nous regardons un instant en chiens de faillance, sans trop savoir comment entamer la conversation. Ce n'est pourtant pas la première fois que nous sommes amenés à collaborer sur une bizarrerie surnaturelle. Alors pourquoi est-ce toujours aussi malaisant ?

Le soixantenaire finit par trancher le silence, ce pour quoi je lui suis redevable.

"Grand Mage Cyan," le gratifié-je en retour.

L'homme s'écarte pour me laisser entrer, ce que je fais par automatisme malgré le fait que je sois précisément venue pour le faire sortir. Peu importe, la faille ne devrait pas aller se promener en mon absence, j'ai bien cinq minutes. C'est la première fois que je mets les pieds dans cette librairie, et je dois dire que même fermée, je la trouve assez cossue. Je n'ai pas de mal à imaginer d'avides lecteurs disséminés à travers les rayons ou installés dans de confortables fauteuils. Peut-être devrais-je y jeter un oeil, un de ces jours.

"Nan, merci, j'ai ce qu'il faut," réponds-je à son offre en brandissant mon gobelet à demi-entamé. "Rien d'aussi raffiné que ce que vous avez à offrir, sans doute, mais le sucre me conserve."

Rien de tel que la malbouffe pour apaiser la dépression. Nous vivons une époque formidable.

"Je préfèrerais qu'on ne perde pas de temps si ça ne vous fait rien, mes supérieurs cherchent à vous joindre depuis le début de cette affaire et il y a fort à parier qu'on ne vous laisse pas dormir avant que ce ne soit réglé." Nous serons plusieurs dans le même bateau, au moins. Je maintiens la porte ouverte pour l'inviter à faire le chemin inverse. "J'imagine qu'on vous a déjà informé du principal. La première faille, la plus proche, s'est ouverte presque sous vos fenêtres. Le reste du BIAS est en train de sécuriser les suivantes et écume la ville pour en localiser d'autres. On décompte une vingtaine de disparus, mais le chiffre n'est pas définitif."

Nous contournons l'angle de la rue, me permettant de pointer l'anomalie du doigt. Je ne suis pas démonstrative, loin de là, mais cela ne veut pas dire que je ne ressens rien vis-à-vis des potentielles victimes dont le destin reste à déterminer. S'ils sont en vie quelque part entre ce monde et un autre, ils doivent être terrorisés.

De ma main libre, je soulève la rubalise pour permettre au magicien de pénétrer la zone d'exclusion. Les premières lueurs matinales se réverbèrent dans la brèche, créant de belles et dangereuses couleurs. Je sens malgré moi mes lèvres se tordre en moue.

"Les gens parlent déjà de la prophétie," maugréé-je sans quitter la faille des yeux. "Je doute qu'on échappe à la panique à travers les médias et les réseaux sociaux. Je n'en crois rien en ce qui me concerne, mais si l'idée venait à effrayer le gouvernement, la Nouvelle-Orléans serait vite envahie par l'armée."

Ou pas. Les Etats-Unis prennent toute menace directe à leur territoire au sérieux, mais se gardent bien d'agiter les foules si ce n'est pas strictement nécessaire. Le maire, de son côté, ne voudra certainement pas d'une telle ingérence dans sa ville, mais reste à voir s'il parviendra à contenir cette crise.

Et moi, je me retrouve à fixer cette chose comme une conne.

"Des idées...?"